Pourquoi les non catholiques devraient-ils s'inquiéter de l'autodestruction du rite catholique ?
Parce que nous sommes le produit de deux civilisations tuilées : la gréco-romaine et le judéo-christianisme et que c’est un combat de civilisation. Je suis un pur produit de cette civilisation qui cristallise et harmonise Saül, Périclès, César et Constantin. Je ne crois ni à Yahvé, ni à Zeus, ni à Jupiter, ni à Jésus-Christ. Mais je vibre à toute cette civilisation qui a généré des génies en philosophie, en art, en architecture, en agronomie, en théologie, en poésie, en littérature, en Histoire, en technique, en médecine, en pharmacie, en astronomie, en astrophysique, en politique - entre autres domaines... C’est cette civilisation qui a inventé le microscope et le télescope, l’asepsie et l’antiseptise, les antibiotiques et l’aspirine, le moteur et la voiture, le train et l’avion, le sous-marin et la fusée, l’électricité et l’électronique, l’ordinateur et la radio, la télévision et le téléphone, d’abord filaire puis portable, les vols spatiaux et la révolution numérique, le génie génétique et la médecine prédictive, les greffes - faut-il continuer ? Ces inventions ont contribué au développement des autres civilisations. Qui imaginerait la Chine ou l’Inde sans ces inventions ? L’Afrique n’aspire qu’à bénéficier de ces bienfaits. Qui peut bien vouloir la fin de cette civilisation ? Avec quelles idées derrière la tête ? Pour quels projets ?
De sorte que le catholicisme, qui a généré deux mille ans de cette civilisation, mérite des égards comme on en a pour un grand ancien auquel on doit tout. La messe voulue par Vatican II hier et le pape François aujourd’hui est une messe allégée, light, c’est un vin sans alcool, un café décaféiné, une cigarette sans nicotine, un lait sans lactose, un steak végane sans viande, c’est une eau déminéralisée - et qui boit de l’eau déminéralisée, c’est fait pour les fers à repasser et les batteries de voiture…
J’ai été de ceux qui ont travaillé à la constitution d’une éthique postchrétienne. J’ai publié un certain nombre de livres en faveur de ce projet, je n’en renie aucun - du Traité d’athéologie à La Sculpture de soi en passant par Théorie du corps amoureux ou Féeries anatomiques. Mais une règle du jeu ne fonctionne pas si personne ne veut jouer à ce jeu. Ces livres restent mon éthique, mais une éthique privée n’est pas une éthique collective. Car une éthique collective suppose le sacré et la transcendance pour s’imposer avec le concours d’un bras armé : Jésus n’aurait pas suffi à créer une civilisation si saint Paul n’avait créé un corpus doctrinaire développé plus tard par la patristique et, surtout, si Constantin n’avait pas mis la force de l’État au service de cette morale.
De sorte que les basiliques romaines, la messe, le rituel, les vêtements sacerdotaux des prêtres, des moines, des évêques, du pape, des religieuses, puis les cathédrales, les petites églises de campagne, toutes les œuvres d’art, de la plus modeste sculpture d’un baptistère dans une église rurale au baldaquin de Saint-Pierre du Bernin - tout cela est patrimonial. Abolir la messe en latin, c’est comme ripoliner une fresque de Fra Angelico…
Je défends cette civilisation face à ceux qui en veulent la mort.
En 1971 des dizaines d'écrivains, Borges, Agatha Christie, Waugh, Greene, Montale, ont fait appel à la préservation du rite catholique. Aujourd'hui, la plupart des laïcs ne comprennent pas l'enjeu de la déchristianisation radicale et violente de l'Occident et de ce qui va suivre. Pourquoi ? La culture laïque est-elle incapable de penser la dimension religieuse ?
Qu’il y avait de l’intelligence, de la culture, du savoir en quantité chez les intellectuels, ce qui s’avère de moins en moins le cas… L’école et l’université sont devenues les antichambres du politiquement correct. On n’y apprend plus à lire, à écrire, à penser, à réfléchir, à calculer, à douter, à raisonner, mais à obéir au catéchisme de la Cancel culture et de l’idéologie Woke.
Le sacré n’est plus pensé que par quelques irrationalistes qui flirtent avec l’occultisme, les soucoupes volantes, les vaccins qui tuent, les gens qui, morts, sont revenus à la vie après l’expérience d’un tunnel de lumière, etc. Où sont les Mircea Eliade de notre époque ?
Ma défense de l’occident est malrucienne : Malraux ne croyait pas en Dieu, il n’était pas non plus athée, mais, aux côtés du général de Gaulle, il a mené un long combat de civilisation avec ses remarquables travaux sur l’art. L’Irréel, Le Surnaturel, L’Intemporel, autrement dit La Métamorphose des dieux, sont des ouvrages majeurs que plus personne ne lit. Même chose avec L’Homme précaire et la Littérature. Il faut d’ailleurs une solide culture pour le pouvoir encore. Il faut avoir lu Hegel et Nietzsche, Oswald Spengler et Elie Faure, Toynbee et Keyserling, entre autres auteurs… Je commence seulement à pouvoir le faire un peu avec quarante années de travail intellectuel derrière moi…
La France est devenue un pays d’incultes avec la production industrielle de crétins avec l’Education nationale et l’Enseignement supérieur, la mainmise du marché sur la culture par les médias qui effectuent la propagande Woke et de la Cancel culture. Tout ce qui permet de jouir du nihilisme de notre époque, le trash, le scatologique, le kitsch, le régressif, l’infantile, le grossier, le vulgaire, fait florès ! J’ai vu ce jour une photo faite à Cannes de cens gens du cinéma, le plus avancé comme on le dit d’un plat moisi, de ce nihilisme d’État : tous faisaient un doigt d’honneur avec une mine réjouie ! A quels rectums était destinés ces doigts-là ? Je me le demande. Je vous le demande…
Dans une précédente interview au Figaro vous avez dit : "je me bats pour préserver ce qui reste de la civilisation judéo-chrétienne". Pourquoi ?
Pour les raisons que je viens de vous donner. Notre civilisation s’effondre. Celle qui s’annonce ne me parait pas bien terrible. Il ne s’agit pas de craindre l’islam qui ne tient pas la route en face du dispositif qui sort du virage en tête civilisationnel : le transhumanisme. Il sort du virage en tête parce qu’il a l’argent. Ce projet est soutenu par les GAFAM, il est promu, sur le principe du cheval de Troie, par les LGBTQ+, il a avec lui les forces nihilistes de la Cancel Culture et de l’idéologie Woke, le gauchisme culturel qui possède le quasi-monopole médiatique est également à leur côté. Qu’y-a-t-il en face ? Le judéo-christianisme qui est en poste depuis deux mille ans est aujourd’hui, avec le pape François, dans cette équipe nihiliste. Lui qui devrait être le fer de lance de la résistance, notamment avec la messe en latin qui serait patrimonialement une machine de guerre, se retrouve dans le camp ennemi ! La chrétienté a aujourd’hui deux papes : un qui résistait, Benoit XVI, voyez son Discours à Ratisbonne, mais qui n’est plus en fonction, ceci explique cela, et un autre, François, qui collabore, voyez la photo où il pose devant un Christ en croix revêtu du gilet orange des migrants qui traversent la méditerranée, et qui, hélas, est en fonction !
Je me bats pour une civilisation judéo-chrétienne qui a accouché de la pensée laïque de Montaigne contre la philosophie au service de la théologie, la philosophie de Descartes avec son doute méthodique et son exercice de rationalité contre la soumission au catéchisme de la patristique et de la scolastique, le rire rabelaisien qui a restauré le corps concret évincé par un christianisme fasciné par la mort, un corps qui mange, boit, défèque, pisse, rote, excusez-moi le registre, c’est celui de Gargantua, et ce contre le corps produit par les Pères de l’Église, l’ironie voltairienne qui vient à bout des morceaux de bêtise les plus coriaces, les plaisirs du marivaudages qui supposent que, via le langage et la conversation, la séduction et le charme, on transforme le plaisir du désir en désir du plaisir et en plaisir du plaisir , la politique hugolienne qui fait du peuple le porteur de l’Histoire et de la grande geste française.
Prendre le parti de la messe en latin, c’est prendre le parti de grands-parents sans lesquels on ne serait pas là, on ne serait pas qui l’on est. On ne pense pas forcément comme eux, mais on est avec eux : c’est la famille.
En face, ils sont nombreux à vouloir d’un autre monde qui n’est pas le mien : un monde où la laïcité, la raison, la philosophie, l’ironie, le marivaudage, le peuple souverain sont autant d’idées considérés comme mécréantes et sataniques… En face n’est pas chez moi. Je crois que ça n’était pas non plus chez Malraux...
Michel Onfray
Michel Onfray est un philosophe, essayiste et polémiste français. Se définissant comme proudhonien, il est l’auteur d’une centaine d’ouvrages publiés.